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Grand désaccord autour d’un accord

15 janv. 2020 Libération

Le Maroc compte réviser l'ensemble des dispositions de son accord de libre-échange avec la Turquie. Il compte même le rompre en cas de désaccord.  C’est ce qui ressort de l’intervention de Moulay Hafid Elalamy, lundi dernier devant la Chambre des représentants.  

Selon le ministre de l’Industrie, du Commerce et de l’Economie verte et numérique, l’ALE avec Ankara bénéficie plus à l’économie turque qu’à celle du Maroc qui enregistre des pertes annuelles estimées à deux milliards de dollars.
Le textile demeure le secteur le plus touché.  «Aujourd'hui, nous avons un déficit de la balance commerciale (…) Et nous avons un grave problème avec la Turquie. Les produits textiles en provenance de ce pays tuent les postes d’emploi au Maroc», a-t-il expliqué.

« Ce n’est pas la première fois que le Royaume tient ce genre de propos. Déjà en 2013, lors d’une visite officielle de Recep Tayyip Erdogan (Premier ministre à l’époque) et d’une importante délégation économique, la Confédération générale des entreprises au Maroc (CGEM) a boycotté cette visite en signe de protestion contre les pratiques commerciales de ce pays. Ce fut également  le cas en 2018 avec la pression exercée par l’Association marocaine des industries du textile et de l’habillement (Amith) sur le gouvernement actuel », nous a rappelé Hicham Attouch, professeur d’économie à l’Université Mohammed V à Rabat. Et de préciser : « Pourtant, l’ensemble des réactions observées ont été l’œuvre des seuls acteurs économiques et nous n’avons pas eu droit à une position officielle de l’Exécutif comme c’est le cas aujourd’hui avec la sortie du ministre de l’Industrie, du Commerce et de l’Economie verte et numérique».

Comment peut-on expliquer une telle position ? « Il y a l’argument économique. En effet, certaines enseignes turques nuisent gravement à d’autres franchises et marques marocaines malgré l’augmentation de la taxation sur les produits turcs puisque le Maroc ne peut pas toucher aux droits douaniers. Ces enseignes savent détourner cette hausse de la TVA en délocalisant leurs usines dans d’autres pays. Du coup, les intérêts des industriels marocains sont vraiment menacés. Ceci d’autant plus que l’essentiel des échanges avec la Turquie se déploie dans deux secteurs traditionnels marocains, à savoir l’alimentaire et le textile», nous a expliqué notre source.

Dans notre édition du 7 septembre 2019, Youssef Mahassin avait indiqué dans un article intitulé : « ALE Maroc-Turquie : Au-delà d’un partenariat à un seul bénéficiaire », que les produits «made in Turquie» totalisaient 21,5 milliards de DH en 2018, soit quatre fois leur valeur de 2006. En face, les exportations marocaines vers ce pays ne cessaient de perdre pied. Elles ont chuté de plus de 20% par rapport à 2017 et de 25,7% par rapport à 2016 pour atteindre 5,5 MMDH à fin 2018.

Hicham Attouch avance un autre argument lié aux affinités politiques et géostratégiques du Maroc avec l’UE et les pays du Golfe. « Notre pays entretient de bonnes relations diplomatiques avec ces pays qui ne voient pas d’un bon œil le rôle joué par la Turquie au Moyen-Orient et en Méditerranée. Ce contexte pourrait donc bien impacter les relations économiques maroco-turques.

Le Maroc a-t-il les moyens de mettre ses menaces  en œuvre? « Le Royaume a procédé jusqu’à présent à l’augmentation des taxes et à la levée des exonérations sur les importations de textile, et n’a jamais osé toucher aux droits de douane puisqu’il est lié par un accord bilatéral avec la Turquie et que celle-ci peut déposer plainte auprès de l’Organisation mondiale du commerce. Ce qui serait préjudiciable au Royaume et à son image de marque vu que l’OMC y est née en 1995», nous a expliqué Hicham Attouch.  Et de poursuivre que « les marges de manouvre du Maroc sont très limitées et sa menace de rompre l’ALE est inimaginable vu ses traditions.  En effet, le Royaume n’a jamais rompu un accord d’une manière unilatérale. Ceci d’autant plus que ce sujet doit être débattu autour d’une table de négociations et non pas dans l’enceinte du Parlement ».

Notre source estime donc que le vrai problème résidait, à l’origine, dans la négociation de l’ALE avec la Turquie. « La Turquie est un vrai géant rôdé aux enjeux commerciaux comme en témoigne BIM qui a délocalisé ses produits au niveau du Maroc. Ce qui veut dire que le verre est dans le fruit et que notre pays doit mieux gérer son propre développement tant sur le plan industriel que commercial », a conclu notre interlocuteur.

Le Maroc a signé près d’une soixantaine d’accords de libre-échange depuis 1996 avec 56 pays. Il l’a notamment fait avec les pays membres de l’Union européenne dans le cadre du Partenariat euro-méditerranéen ; avec la Suisse, la Norvège et l’Islande dans le cadre de l’Association européenne de libre-échange (en 2000), avec la Turquie et les Etats-Unis (en 2006), avec 18 pays de la Ligue arabe dans le cadre de l’Accord de la grande zone arabe de libre-échange (en 1998), avec la Tunisie, l’Egypte et la Jordanie, d’abord séparément puis ensemble dans le cadre de l’accord d’Agadir (en 2007) et avec les Emirats arabes unis (en 2003). Globalement, ces accords ont certes permis au Maroc de s’équiper et d’exporter davantage, mais ses importations ont crû beaucoup plus vite que ses exportations.

Avec l’Union européenne, principal partenaire du Maroc, les exportations sont passées de 59,4 milliards de DH en 2001 à 182,5 milliards de DH en 2018. Soit une hausse de 123 milliards. Mais en face, les importations sont passées de 70,6 milliards de DH à 260,7 milliards. Soit une hausse de 190 milliards. Le déficit commercial avec l’UE a donc été multiplié par sept, passant de 11 milliards de DH à 78 milliards. Le même constat est valable pour les Etats-Unis (déficit commercial de 25 milliards de DH en 2018), la Turquie (16 milliards de DH) et les pays de l’Accord d’Agadir (plus de 5 milliards de DH).

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