Partager

Insolvabilité : pourquoi les créanciers se sentent peu protégés

24 avr. 2019 La Vie Eco

Le nouveau droit de la faillite est-t-il déjà en faillite ? Depuis la promulgation de la loi 73-17 réformant le livre V du Code de commerce (publiée au Bulletin officiel du 23 avril 2018 et entrée en vigueur à cette date) qui a apporté des modifications à l’ancien cadre du traitement des difficultés des entreprises, les critiques ne faiblissent pas quant à la capacité du nouveau texte à remplir les grandes finalités universelles du droit des procédures collectives. En effet, la réglementation marocaine de l’insolvabilité peine encore à la fois à préserver l’activité des entreprises qui se mettent sous la protection de la loi et à protéger les droits des créanciers. «Incapable de réduire le nombre alarmant des disparitions d’entreprises, elle a été tout aussi incapable d’organiser une satisfaction raisonnable des créanciers», soutient Selma El Hassani Sbai, enseignante chercheuse en droit des affaires à l’Université MohammedV de Rabat. Sur les deux volets, les données officielles du ministère de la justice et des libertés sont accablantes: plus de 80% des procédures débouchent sur des liquidations ; les défaillances d’entreprises augmentent en moyenne de 20% depuis plus de 6 ans; et il faut compter plus de deux ans et demi pour que les créanciers récupèrent à peine 28% de leurs droits dus à l’entreprise liquidée !

«Malheureusement, les débiteurs restent mieux protégés que les créanciers dans notre réglementation. Ce qui dénote encore d’une grande faiblesse de l’arsenal juridique de l’insolvabilité», confie le patron d’une grande banque. Pour lui, la réglementation doit protéger de façon égale le créancier et le débiteur. «En principe, les débiteurs qui, souvent, se trouvent à l’origine des difficultés de l’entreprise doivent rendre des comptes. Ce n’est pas normal qu’on appelle les créanciers pour leur demander de faire des efforts et surseoir à leurs créances ou de les ajourner ; et que les clients de l’entreprise mauvais payeurs échappent à toute poursuite», s’insurge-t-il. «Cette incapacité d’équilibrer les droits génère des effets économiques délétères dans la mesure où elle induit la frilosité et la méfiance des investisseurs, nationaux et étrangers, qui hésitent légitimement à investir du moment qu’ils se trouvent très partiellement en cas d’insolvabilité de leurs débiteurs», abonde l’enseignante-chercheuse.

Les créanciers ont un pouvoir de décision

Mohamed Tougani, expert-comptable, commissaire aux compte et syndic de plusieurs affaires en redressement, n’est pas aussi catégorique. Pour lui, la nouvelle réglementation de l’insolvabilité essaie autant que faire se peut de trouver un équilibre entre droits des clients et des fournisseurs, tout en étant en premier et dernier ressort portée sur la préservation de l’entreprise pour qu’elle continue son exploitation. «Au-delà des intérêts de court-terme des créanciers et débiteurs, l’objectif à rechercher est d’aider l’entreprise à sortir de la zone de turbulences et à revenir à son régime normal. Si créanciers et débiteurs tiennent à leurs droits et que personne ne veut faire des concessions, la société court à la liquidation. En plus de la perte des emplois et l’effet sur l’économie, tout le cercle des partenaires est perdant», explique M.Tougani.

Cela dit, la loi 73-17 amendant le livre V prévoit plusieurs mécanismes, qui, clairement, agissent en tant que garanties pour les créanciers (les fournisseurs en termes comptables). «La déclaration des créances dans un délai de deux mois de la date du jugement de la mesure de sauvegarde ou du redressement pour les créanciers au Maroc et quatre mois pour ceux se trouvant à l’étranger, l’invitation aux réunions de discussions pour convenir du plan de continuité à arrêter, et l’ordre de priorité données à l’apurement des créances sont autant de droits garantis», rappelle un juriste d’affaires. De plus, conscient de la distorsion «naturelle» entre les intérêts des créanciers et ceux des débiteurs, le législateur a prévu, en 2018, la création d’une assemblée des créanciers dès qu’il y a redressement judiciaire (article 606 et suivants). «C’est ce qu’on appelle la masse des créanciers», indique M.Tougani.

Obligatoires dans les entreprises d’une certaine taille (les sociétés tenues d’avoir un commissaire aux comptes ou dont le chiffre d’affaires dépasse 25 millions de DH, et comptant plus de 25 salariés durant l’année précédant le redressement judiciaire), les assemblées des créanciers possèdent dorénavant, non seulement un pouvoir d’information conséquent, mais aussi et surtout, un pouvoir de décision, en particulier sur le plan de redressement qu’elles peuvent rejeter, sous réserve de présenter un plan alternatif qui est soumis à son tour à l’approbation du tribunal.
Il s’agit là, à en croire les praticiens du droit, d’une grande nouveauté qui fait passer les créanciers de simples témoins passifs subissant la procédure, à une force de proposition et d’impulsion dans le redressement. Mme El Hassani Sbai trouve que c’est un rééquilibrage légitime et opportun au moment où l’extériorité des créanciers et leur défaut d’implication dans les procédures collectives ont été souvent avancés comme des éléments expliquant la protection si parcellaire de leurs intérêts dans le cadre de l’ancien texte.

Les praticiens du droit sont divisés

Me Abdelatif Laamrani, avocat au barreau de Casablanca et spécialiste du droit des affaires, explique que malgré les intentions qui ont sous-tendu l’élaboration du texte actuel, la philosophie générale qui s’en dégage aujourd’hui, ainsi que sa mise en œuvre par les tribunaux de commerce, traduit un déséquilibre entre les droits des créanciers et des débiteurs, puisque la priorité est plutôt donnée à la sauvegarde des entreprises en difficulté. «Le règlement judiciaire qui adopte un plan de continuité ou un plan de redressement visera d’abord le maintien en vie de l’entreprise, ensuite la protection des postes d’emploi et ce n’est qu’en troisième lieu qu’il se tournera à l’apurement du passif», analyse le juriste d’affaires. C’est pour cela que certains milieux financiers et particulièrement les banques ont crié au scandale car le nouveau texte a permis la suspension du paiement des emprunts pendant cinq ans et a gelé la mise en jeu des cautions personnelles données par les dirigeants d’entreprises lorsque le plan de sauvegarde est prononcé par le tribunal de commerce.

Pas que cela ! Considérée comme l’un des grands apports de la loi 73-17, la procédure de sauvegarde est loin de fédérer tous les praticiens et parties prenantes. Plusieurs d’entre eux, déplorant déjà des manœuvres dilatoires chez les débiteurs dans le cadre des procédures collectives, affirment que la mise en place de la procédure de sauvegarde (qui permet de demander la protection du tribunal même si l’entreprise n’est pas en cessation de paiement) risque, selon eux, d’aggraver ces pratiques. Ils avancent que les délais de recouvrement des créances pourraient atteindre 15 à 20 ans. La raison est que le déroulement de la procédure est très fastidieux : il met en jeu plusieurs instances, nécessite la production de plusieurs justificatifs et éléments très techniques et implique des délais très longs.

«La loi est toujours imparfaite dans sa dimension théorique. Il y a l’application sur le terrain et la jurisprudence pour clarifier ses zones d’ombre et corriger ses imperfections. Aussi, l’on gagnera à voir ce qui se fait dans d’autres pays à système juridique plus matures pour s’inspirer de leurs meilleures pratiques», conclut Mohamed Tougani.

Donner un avis

Vous devez être connecté pour publier un avis.
Connectez-vous en cliquant ici ou avec votre compte de réseau social